Les mots de la fin

Blogue de Daniel Ducharme

Difficulté d'être


Daniel Ducharme | Existence | 2025-08-15


J'ai un ami qui a eu du mal avec la pandémie. Tout comme moi, d'ailleurs. Et cet ami a du mal avec l'existence en général, pandémie ou pas. Tout comme moi, aussi… Dans nos échanges, on s'entend tous les deux sur le fait que cette pandémie a exacerbé notre difficulté d'être. Nous n'avons pourtant pas à nous plaindre de nos vies. Nous sommes mariés, logés convenablement, la nourriture ne manque pas, nos enfants se portent bien compte tenu des circonstances, bref tout va sur des roulettes, tout s'arrange pour nous. Mais nous pensons quelque fois à Jean Cocteau qui écrit dans une œuvre au titre éponyme :

"En fin de compte, tout s'arrange, sauf la difficulté d'être, qui ne s'arrange pas " (1947).

Pourquoi est-ce si difficile d'être ? Nous sommes de la même génération, mon ami et moi. Et nous avons tous deux grandi au sein de familles modestes, bien que la mienne s'avérait sans aucun doute plus modeste que la sienne mais, en ces temps-là, de toute façon, personne ne roulait sur l'or. Dans la foulée de la modernisation de l'État québécois des années 1960, nous avons eu accès aux études supérieures, une chance qui n'a pas été offerte aux générations précédentes, celles de nos pères, de nos mères. En revanche, nos aînés ont vécu dans un monde mieux structuré, un monde plus homogène où l'organisation de la vie communautaire passait par les paroisses, donc par l'Église catholique. On faisait une bêtise ? On n'avait qu'à se confesser le dimanche suivant pour repartir à zéro, avec une conscience bien nette. Et en cas de difficulté, on pouvait toujours compter sur la famille, sur les liens de solidarité entres les frères et les sœurs, bien entendu, mais aussi entre les cousins, cousines, oncles et tantes, ce qui est de moins en moins courant aujourd'hui.

Mon ami et moi avons dû rompre avec cette civilisation canado-franco-catholique, notamment à la lecture d'écrivains français comme Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Boris Vian. Qui n'a pas été ébranlé après avoir lu La Chute d'Albert Camus ? S'ajoute à ça un cheminement personnel, enrichi par les relations humaines. Mon ami et moi n'avons pas eu le même parcours, mais, à la fin, le résultat est le même : nous avons tous deux vieillis et nous vivons modestement dans la ville qui nous a vus naître et dans laquelle vivre coûte de plus en plus cher. Mais tout ça n'explique pas pourquoi nous ressentons toujours cette difficulté d'être, à vingt-cinq comme à soixante-cinq ans. Difficulté, certes, mais pas au point d'avoir négligé nos familles, nos enfants. Non, cette difficulté n'est pas celle du toxicomane, de l'itinérant, du malade chronique. Elle est tout intérieure, comme une plaie à l'âme qui ne veut pas guérir.

Il convient de ne pas confondre cette difficulté avec de l'anxiété, même si parfois, je le reconnais, ça peut y ressembler. Savoir que nous allons mourir, comme tout un chacun, passe encore. Mais ce monde qui se dégrade à l'œil nu, c'est déjà autre chose. Ce monde où l'accumulation de biens matériels a pris une importance démesurée depuis l'ère des influenceurs. En philosophie existentielle, cette difficulté d'être se rapproche de concepts comme l'angoisse chez Søren Kierkegaard, la nausée chez Jean-Paul Sartre ou l'absurdité de la condition humaine chez Albert Camus. Ces philosophes ont tous, à leur manière, souligné le sentiment d'étrangeté et le poids de la liberté qui incombent à l'être humain, qui tente désespérément de donner un sens à une existence. Et a priori, elle n'en a pas, de sens, sauf peut-être celui que nous lui donnons nous-mêmes, souvent par dépit, faute de mieux.

Cette difficulté d'être ne disparaît pas avec la vieillesse. Bien au contraire même, elle est amplifiée par l'immense décalage entre nos espoirs de jeunesse et la réalité de ce que nous sommes devenus, quarante ou cinquante ans plus tard. Nul n'échappe à la finitude. Et nous emporterons cette difficulté d'être avec nous quand nous plongerons dans le grand néant, destin inéluctable de tout être humain.


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