Le Québec est devenu une société trop riche, un lieu où l’on ne se bat plus pour vivre. Les jeunes n’ont pas vu leurs parents comme j’ai vu les miens. C’est la génération Dolan où les préoccupations sont davantage axées sur l’identité sexuelle et la retraite. Mais tous les jeunes ne peuvent pas être mis dans le même panier, tout comme les femmes, les minorités visibles, etc. N’oublions jamais que ces groupes sociaux ne s’apparentent pas à des classes et que leurs intérêts peuvent diverger, justement en fonction de leur place dans l’échiquier social. Et puis, il faut comprendre aussi que, compte tenu des problèmes environnementaux, ces jeunes s’occupent, d’abord et avant tout, de sauvegarder ce monde, et non de le transformer, du moins pour une majorité d’entre eux. Quand on cherche à conserver l’existant, à le préserver de la destruction, on n’a pas les mêmes rêves que quand on cherche à le transformer, à le révolutionner. (Mais peut-être faut-il le transformer pour, justement, le conserver ?) Si on ne se bat plus au quotidien pour assurer notre pitance, on doit le faire collectivement pour assurer notre survie. Et je vous jure que ce n’est pas gagné…
À la télévision, le nombre d’émissions consacrées aux animaux de compagnie et à la cuisine ne cesse de m’étonner. C’est un signe. Le signe d’une société qui ne sait plus quoi faire de son argent et, surtout, qui a oublié ses fondements. D’où sans doute ce sens du tragique. Puisqu’on n’a pas vraiment de problème (criminalité en baisse, mortalité routière en baisse, etc.), alors on crée des séries télévisuelles où le morbide côtoie l’horreur. Des histoires de proxénètes, de fugueuses, d’enfants enlevés, etc. Et cela transparaît dans le cinéma québécois, bien entendu. Même chose en littérature où le roman policier trône en maître dans la liste des ventes de livres. Heureusement qu’on a nos toutous, nos chatons, pour nous offrir un univers sécuritaire, un lieu rassurant, à moins que vous vous intéressez aux chiens de type pitbull, ces sales cabots conçus pour le combat.
Le paragraphe précédent ne doit pas te faire oublier que nous connaissons un taux de suicide anormalement élevé, sans compter la toxicomanie qui constitue toujours un fléau social. Mais peut-être que ceci découle de cela. Dans les sociétés où l’on se bat pour vivre, on ne se suicide pas. De plus, le suicide constitue un interdit fort dans la plupart des religions. Ainsi, dans des pays comme les Comores ou le Cap-Vert où j’ai vécu pendant plusieurs années, je n’ai jamais entendu parler d’une seule personne ayant mis fin volontairement à ses jours. Ou une seule, peut-être : une vieille femme qui serait disparue en mer sans que personne ne sache ni comment ni pourquoi. Pour vous donner une idée du décalage avec le Québec, juste dans mon entourage immédiat, des gens qui comptaient parmi mes amis chers, trois se sont suicidés. Dans un pays – qui n’en est même pas un, au fait – de huit millions d’habitants, quand le suicide touche trois personnes par jour, il y a de quoi s’inquiéter.
Alors, le Québec serait-il devenu une société trop riche ? Avec une premier ministre qui ne cesse d’appeler à la création de la richesse, nous sommes loin de l’équilibre social. À Montréal, les voitures de luxe, ou du moins des V.U.S. électrique de plus en plus imposants, parcourent nos rues. Un simple duplex dans un quartier autrefois populaire coûte près d’un million de dollars à l’achat. Et les écarts se creusent. Le nombre de sans-abri ne cesse d’augmenter, et ceux qui gagnent un salaire décent sont repoussés aux limites de la ville.
Et voilà qu’un nouveau président, au sud de la frontière, nous impose des tarifs, menaçant cette « richesse » somme toute fragile. Cette guerre tarifaire a des conséquences pour certaines filières économiques, notamment celle de l’automobile, mais pour le reste, il n’y a pas de quoi s’alarmer et pousser des hauts cris comme le font les politiciens et certains journalistes. Comme l’a dit Luc Ferrandez sur les ondes de Cogeco il y a quelques mois, une croissance économique moins forte n’a pas que du mauvais : elle incite les gens à se solidariser, aux membres des familles à s’entraider, aux liens sociaux de se resserrer. Bref, c’est un mal pour un bien, en quelque sorte.
Je suis de ceux qui pensent que le Québec est devenu une société trop riche, une société qui a perdu son âme. La pauvreté – frugalité serait un concept plus approprié, je le reconnais – crée des liens de solidarité, d’entraide, de débrouillardise. La richesse ne crée que des imbéciles arrogants. Ne l’oubliez jamais : Charles Aznabour chante La Bohême, pas les jours où il était bourré de pognon.