Vincent Delecroix : À la porte
Daniel Ducharme | Lectures | 2007, rév. 2021-07-01
Vincent Delecroix est un philosophe spécialiste de Soren Kierkegaard. À l’instar des philosophes français des années 1960 (Sartre, Camus, Beauvoir, etc.), il a la bonne idée d’écrire des romans. À la porte est un de ceux-là.
L’histoire débute par un incident somme toute banal. En reconduisant un jeune universitaire venu lui demander conseil, un vieux professeur se retrouve sur le palier alors que la porte de son appartement se referme derrière lui. Bien entendu, ses clés sont à l’intérieur, de sorte que le septuagénaire se retrouve littéralement à la porte. Cette insignifiante mésaventure va se transformer au fil des pages en une odyssée décisive pour le professeur à la retraite.
En effet, que peut faire un vieux professeur de philosophie irascible quand il se retrouve à la porte de chez lui un dimanche matin ? Alors que l’attend un article sur le Phédon de Platon qu’il a laissé en plan, et dont il espère reprendre la rédaction dès qu’il aura réintégré son appartement, il erre dans les rues ensoleillées de son quartier, après avoir eu maille à partir avec son concierge qui a refusé de lui ouvrir sa porte, prétextant qu’il était en congé. Dehors, il s’arrête bientôt à la terrasse d’un café pour manger à son aise des crustacés, profitant finalement de cet accroc au quotidien. Mais, au moment de payer l’addition, l’agressivité du garçon, qui le connaît bien pourtant en tant qu’habitué de cet établissement, laisse éclater la dureté du monde. C’est là qu’émerge le souvenir de ses deux enfants morts dans un accident de la route pendant que les voitures filaient à toute allure. Aucune d’entre elles n’avait daigné s’arrêter pour s’enquérir de leur état. Dureté du monde, donc, mais aussi cruelle ambivalence des choses. De ces choses aussi banales que les portes, par exemple, « car ce qui s’ouvre est aussi ce qui se ferme ». Ainsi cette limite, d’habitude si protectrice, qui annonce normalement le chez-soi et prépare le plaisir de se retrouver en soi-même, devient ce qui empêche d’y accéder, une trahison, un retournement de valeur, une inexplicable mutation qui dévoile soudain la nature réelle et ambivalente des choses.
Visiblement perturbé, le vieil homme poursuit son chemin, ne rencontrant qu’obstacles sur sa route, lesquels deviennent vite le prétexte à un vaste règlement de compte avec un monde exténué par le vide. Ainsi les journalistes, « très exactement le degré le plus bas de la réflexion et du savoir », en prennent pour leur grade. Même chose pour la société contemporaine dominée par les technologies de l’information et de la communication qui prétendent faire de ce monde un village global où « maintenant tout le monde communique et se rapproche, tout le monde s’invite et se loge les uns chez les autres » alors qu’il se produit exactement le contraire: absence de communication, fragmentation irrémédiable de la communauté.
Hanté par ses souvenirs, le vieux professeur prend conscience de sa solitude qu’il n’a jamais ressentie avec autant d’acuité jusqu’alors. En déambulant dans les rues, il éprouve du dégoût pour un monde qui court à sa perte aussi sûrement que lui. Car pourquoi « continuer à écrire des livres, et qui plus est, des livres de philosophie, de vrais livres, pas ces ragoûts insipides actuels concoctés avec des produits courants et bon marché ? Qui est-ce que cela pourrait encore instruire ? Et qui peut encore s'intéresser à la pensée, cette chose difficile et fragile, cette chose inutile et nocive pour le monde tel qu'il est ? »
À la porte est un roman « philosophique », un livre, donc, qui n’est pas nécessairement facile à lire mais qui demeure néanmoins d’une grande sensibilité car le héros, ce vieux philosophe discordant, dans son errance de quartier, rencontre son père, puis ses enfants décédés, revoyant ainsi des morts plus vivants que les vivants. Ces détails ajoutent une dimension éminemment humaine à un récit qui évite le piège du roman à thèse. Vincent Delecroix est un philosophe, certes, mais c’est aussi un très bon romancier.
Né en 1969, Vincent Delecroix enseigne la philosophie dans un établissement d’enseignement à Paris et, à ce titre, a publié quelques essais sur son philosophe de prédilection, Soren Kierkegaard. Côté romans, outre À la porte, il est l’auteur de Retour à Bruxelles (Actes Sud, 2003), La preuve de l’existence de Dieu (Actes Sud, 2004), Ce qui est perdu (2006) et La Chaussure sur le toit (Gallimard, 2007). Son roman Le tombeau d’Achille a remporté le Grand prix de littérature de l’Académie française en 2009.
Vincent Delecroix. À la porte. Paris, Gallimard, 2004.