Jimmy

Il s’appelle Jimmy. Il a établi ses quartiers devant l’édicule Saint-Mathieu du métro Guy. Je le croise chaque jour quand je me rends au bureau, et ce depuis l’automne 2018. Il est là, assis par terre, juste à la droite des tourniquets. Je ne peux passer sans l’ignorer. Alors, j’ai pris l’habitude d’établir un contact visuel, une façon comme une autre de démontrer mon humanité. Après tout, Jimmy est un frère humain, comme tous les autres. Je ne lui donne pas grand chose, mais quand il me regarde, je le salue de la tête. Généralement, il me répond. Jimmy ne parlant pas français, parfois je me risque à le saluer en anglais : « Hi, Jimmy.  » Ça va rarement plus loin.

Jimmy est Inuit. Pourquoi a-t-il quitté le Nunavik pour venir vagabonder dans les rues de Montréal ? Je l’ignore, mais ce n’est certainement pas pour le mieux. Passer ses journées dans une station de métro, manger n’importe quoi, boire tout ce qui se présente à lui, sans compter les drogues, bien que j’ignore s’il s’y adonne ou pas. En fait, je n’ai aucune idée de la vie qu’il mène. Où va-t-il le soir, quand l’édicule du métro ferme ses portes ? Où dort-il ? Je crois qu’il y a un refuge pour autochtones quelque part près de la rue Atwater.

Je ne sais rien de l’enfance que Jimmy a vécue. J’ai un ami qui a vécu longtemps dans un village inuit du nord du Québec. Selon ses dires, les choses allaient en s’améliorant un peu chaque année. Mais selon d’autres sources, il y aurait de nombreux enfants laissés à eux-mêmes, vivant dans des familles dysfonctionnelles, parfois victimes d’abus sexuels. Je me méfie, toutefois, de tous ces reportages journalistiques qui préfèrent noircir la situation pour vendre leur salade. On n’a qu’à voir la façon dont ils parlent de l’Afrique en général pour s’en convaincre. N’importe quoi.

Depuis quelque temps, Jimmy est de plus en plus mal en point. Il est toujours à moitié endormi près de la porte de l’édicule du métro. Il ne sourit plus, regarde à peine les gens qui passent. Sa peau a pris une teinte cuivrée, une couleur inhabituelle, même pour un Inuit. Je ne sais trop quoi penser, et encore moins quoi faire… et je me sens plutôt désespéré en présence d’un frère humain qui s’en va à la dérive.

Ils me font rigoler, les élus. Toujours en train de parler des personnes itinérantes, de rappeler qu’elles doivent être traitées avec respect, à exiger des ressources sans fin pour les accompagner. Mais, au final, ils finissent toujours par les laisser mourir, par les abandonner dans la rue, dans la déchéance la plus abjecte. Au nom de la liberté individuelle, ils les laissent dehors mendier aux portes des métros, jusqu’à la fin. Alors, pourquoi ne pas restaurer la notion d’asile ? Pourquoi ne pas recueillir ces personnes vulnérables (comme ils disent) de gré ou de force, pour les mettre à l’abri dans des lieux propres et sécurisés? Parce que certaines d’entre elles ne veulent pas… Est-ce qu’on se soucie de ce que les gens veulent quand leur vie est en danger ? Pensez seulement à la pandémie… ou même, plus près de notre vie quotidienne, au port obligatoire de la ceinture de sécurité dans les voitures. Il est clair que cette obligation est un frein à la liberté individuelle, mais elle sauve des vies. Alors, ramasser les gens dans la rue, les obliger à suivre une cure de désintoxication, les emmener dans des établissements, sauve des vies aussi. Non, on préfère ne rien faire. Et on se drape dans des valeurs « bienveillantes », clamant haut et fort que la rue appartient à tout le monde.

Visiblement, la rue n’est plus pour Jimmy, car il y a bien trois ou quatre semaines que je ne l’ai pas vu. Et j’ignore ce qu’il est devenu.