Daniel Ducharme – Les mots de la fin

Louis Aragon : Les cloches de Bâle (Le Monde réel 1)


Daniel Ducharme | Lectures | 2022-05-01


Le Monde réel est le titre qu’a donné Louis Aragon à son projet romanesque de construire une œuvre visant à décrire la faillite de la société bourgeoise à la veille de la Première Guerre mondiale, une des pires tragédies qu’a connu le monde depuis que le monde est monde avec près de vingt millions de morts. Si Les hommes de bonne volonté de Jules Romains repose sur l’unanimisme comme procédé littéraire, visant à illustrer toutes les composantes d’une société à un moment donné de son histoire, Le monde réel s’efforce de faire de même, mais en s’appuyant sur le réalisme socialiste, « une doctrine littéraire et artistique par laquelle l’œuvre doit promouvoir le progrès social et le socialisme »  (Wikipédia). Aujourd’hui, on ne parle à peu près plus des ces doctrines tombées dans l’oubli, sauf dans quelques cours de littérature et d’histoire de l’art sans doute. Peu importe, réalisme ou pas, socialisme ou pas, de ce mouvement ressortent parfois des œuvres littéraires de grande beauté…

Le Monde réel comprend quatre gros romans : Les cloches de Bâle (1934), Les beaux quartiers (1936), Les voyageurs de l’impériale (1942) et Aurélien (1944). Il est ensuite complété par un autre cycle, demeuré inachevé, intitulé Les Communistes (1949-1951, puis réécrit en 1966-1967 selon Wikipédia). Ce cycle se déroule avant la Deuxième Guerre mondiale. Selon Wikipédia, Aragon aurait voulu démontrer que les hommes et les femmes répètent les mêmes erreurs, rendant la guerre inévitable, ce qui semble plutôt juste, avouons-le.

Pour le moment, nous nous arrêterons au premier volume : Les cloches de Bâle. Nous verrons bien par la suite si nous poursuivons la lecture des autres volumes de cette œuvre monumentale.

Les cloches de Bâle compte trois parties distinctes portant chacune un nom de personne : Diane, Catherine et Victor. On peut même en ajouter une quatrième puisque Louis Aragon a donné le nom de Clara à l’épilogue. Clara pour Clara Zetkin, un personnage bien réel celui-là.

La première partie est consacrée à Diane Nettencourt. Issue d’une famille noble sur le déclin, elle est mariée à Georges Brunel, un homme d'affaires prospère. Aragon raconte son histoire, celle d’une femme plutôt jolie qui, abandonnée par son premier mari, a conservé la garde de son fils, Guy, un enfant qui atteint l’âge de neuf ans à la fin du récit. D’ailleurs, l’auteur fait souvent appel à lui pour raconter l’histoire, un procédé narratif qui apporte un peu de fraîcheur au récit parfois un peu confus parce que peuplé d’une multitude de personnages. Dans cette première partie, Aragon décrit un monde plutôt privilégié dans lequel ce qui reste de noblesse s’acoquine avec la bourgeoisie montante. Mais tout ce monde, si favorisé soit-il, s’écroule quand Pierre de Sabran se fait sauter la cervelle dans le vestibule des Brunel. Le jeune homme, frère d'un militaire ami de la famille, aurait été follement épris de Diane qui a toujours refusé ses avances. Mais on apprend bientôt la véritable cause de cette tragédie : les affaires, un peu particulières, que mène Georges Brunel, un personnage que l’auteur dépeint par la suite comme cynique, profitant de toutes les failles du système pour s’enrichir. 

La deuxième partie est consacrée à une autre femme - Catherine Simonidzé - qui prend en quelque sorte la suite de Diane dont on n’entendra à peu plus parler, sauf à de rares occasions pour signaler qu’elle est la maîtresse de Wisner, un industriel de l’automobile, par ailleurs ami de ce Brunel avec qui elle vient de divorcer. Catherine Simonidzé s’avère d’une tout autre trempe. D’origine géorgienne, donc russe, elle est la soeur d’Hélène Mercurot, femme d’un militaire dont Fernand Desgouttes-Valèze est l’ami. Celui-ci est littéralement subjugué par la beauté de Catherine. Mais rapidement elle l’écarte de sa vie, comme elle le fera pour de nombreux hommes par la suite. Féministe avant la lettre, elle ne supporte pas de se retrouver au second plan en tant que femme. Elle a même failli se fiancer avec un autre militaire, Jean Thiébault, avec qui elle est partie en vacances du côté de Bellegarde en Haute-Savoie. Témoin des événements tragiques lors de la grève des ouvriers de l’industrie horlogère, elle a pris conscience de ses propres contradictions. En effet, si elle n’est pas fortunée, Catherine vit de mandats qu’envoie chaque mois son père, un homme qui tire ses revenus d’une exploitation pétrolière de Bakou. Dans cette période trouble qui précède la Première Guerre mondiale, Catherine se lie avec des anarchistes, milieu ambigu qui se confond parfois avec le grand banditisme de la Bande à Bonnot. Catherine cherche sa voie, un sens à sa présence en ce monde et se distance du milieu qu’elle fréquentait depuis sa naissance. 

Dans la troisième partie, intitulée Victor, l’auteur poursuit l’histoire de Catherine, personnage central des Cloches de Bâle. Des ennuis de santé l’obligent à s’éloigner de Paris pour soigner une maladie pulmonaire qui, selon son médecin, aura raison d’elle d’ici quelques années. Tout en vivant à l’écart de la capitale, elle continue à fréquenter des anarchistes, des bons comme des mauvais. Un jour, elle apprend le suicide de Paul Lafargue et de Laura Marx, la fille de Karl Marx. Déroutée par cette nouvelle, elle rentre à Paris. Catherine Simonidzé n’est pas satisfaite de sa vie. Un soir, alors qu’elle est bien près de se jeter dans la Seine, un homme la ramène à l’ordre, si on peut s’exprimer ainsi. Cet homme est Victor, un ouvrier, syndicaliste et socialiste, et il deviendra son ami - pas de cœur ni de corps, toutefois. Victor permet à Catherine de connaître le milieu ouvrier et, surtout, de s’impliquer en tant que bénévole au syndicat. Cela donne l’occasion à l’auteur de décrire en long et en large la grève des chauffeurs de taxi de 1912, un conflit qui s’est étendu sur plusieurs mois et qui a fait de nombreuses victimes chez les grévistes. Cette grève permet aussi à Catherine de se détourner du milieu anarchiste dont certains éléments seraient des agents provocateurs au service de la police, ce dont elle se refuse à croire, toutefois. 

À la fin du récit, Catherine se retrouve à Bâle au célèbre congrès du même nom, une conférence internationale organisée par les socialistes suisses en faveur de la paix. Pendant cette épilogue qui clôt le roman, l’auteur mélange personnages de fiction et personnages historiques et profite de l’occasion pour rendre un vibrant hommage à Clara Zetkin, militante féministe et socialiste allemande. Les dernières lignes du roman en témoignent : 

« Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai. »

Ainsi se termine Les cloches de Bâle, un très beau roman. Pourquoi ce titre ? Parce que ces cloches, quand elles sonnent, annoncent depuis la nuit des temps des catastrophes à venir. Vous aurez déjà compris que Louis Aragon pense à la Première guerre mondiale qui se profile à l’horizon et que certains, comme Jean Jaurès, présent au Congrès de Bâle, voulait empêcher à tout prix.

La suite dans le volume 2 du Monde réel : Les beaux quartiers.


Louis Aragon : Les cloches de Bâle (Le Monde réel 1). Denoël, c1934, 1972