Un homme de surface
Daniel Ducharme | Idées | 2024-08-15
Je suis un homme de surface. Un dilettante, un être superficiel. Dans ma jeunesse, être superficiel s’avérait une insulte qui désignait une personne qui ne restait qu’à la surface des choses, un être incapable de profondeur. Vu sous cet angle, je serais en droit de m’insulter moi-même, de me mépriser. Après tout, qui suis-je ? Qu’ai-je été ? Qu’ai-je fait dans ma vie ? Tout et rien. Du point de vue de la culture, j’ai fait du théâtre, j’ai joué de la musique, j’ai écrit des romans, j’ai rédigé un scénario de film pour la télévision, j’ai animé des soirées de poésie, j’ai été éditeur, etc. Du point de vue professionnel, j’ai été pompiste, secrétaire, préposé à la saisie de données, commis en bibliothèque, archiviste, conseiller en gestion, professeur, et je passe sous silence les centaines de petits boulots manuels que j’ai faits pour survivre dans ma jeunesse, entre quatorze et trente ans (ouvrier en usine, paysagiste, serveur, livreur de pizza, etc.)
Je ne sais pas si je dois me réjouir de mes états de service. Je ne sais pas si j’ai le droit d’être fier d’avoir accompli tant de choses… sans jamais aller jusqu’au bout de chacune d’elles. Car c’est là que réside cette qualité de superficiel, de dilettante. Parfois, je me dis que je suis heureux d’avoir embrassé tout un spectre de l’activité humaine. D’autres fois, je me dis que j’aurais dû pousser un seul et unique domaine, me spécialiser dans une activité particulière, devenir un « expert » en quelque chose. Mais non, je suis un expert en rien.
En revanche, un dilettante touche à beaucoup de choses, à des choses que n’aura jamais connues le spécialiste, celui qui va certes au fond des choses, mais dans un domaine restreint, dans un champ de compétences limité.
J’en ai connu des experts, des spécialistes, des gens qui ont étudié de nombreuses années pour devenir des sommités dans leurs domaines respectifs. Des spécialistes de l’histoire du papier, des cartes anciennes, de la photographe argentique. L’avantage c’est qu’ils deviennent rapidement des personnes de référence dès qu’une question se pose et ce, dans le monde entier. Ainsi, quand un journaliste s’intéresse à l’origine du papier retrouvé sur une scène de fouilles archéologiques, il est pratiquement certain qu’il communiquera avec elles. De même, elles seront invitées dans des congrès internationaux sur la question. Le problème, c’est qu’il faut d’abord obtenir une place dans un établissement de rattachement, une université ou un centre de recherche, et si elles sont plus d’une personne dans ce domaine d'expertise, déjà les choses se compliquent parce que les places, la plupart du temps, il n’y en a qu’une seule. Et si la personne qui l’occupe à moins de quarante ans, l’aspirant spécialiste devra, soit attendre une vingtaine d’années, soit aller voir s’il peut trouver cette place dans un pays autre que le sien, soit renoncer à sa spécialité pour faire autre chose.
Il y a une vingtaine d’années, j’ai connu à Genève un spécialiste des papillons qui avait obtenu une place dans un musée d’histoire naturelle. Un soir, dans un café où se retrouvaient une fois par mois les membres de l’Association des Québécois en Suisse, il m’a avoué qu’il faisait ce dont il avait toujours rêvé depuis son enfance : étudier les papillons. Mais du même coup il m’a aussi confié que sa femme et son fils souhaitaient rentrer au Canada et que cela le déchirait, le rendait malheureux, le minait et que, bref, il ne savait pas quoi faire, incapable de prendre une décision. Voilà le genre de problèmes que s’expose un spécialiste exerçant sa passion à l’étranger.
Je ne juge pas ceux et celles qui ont fait le choix de devenir des spécialistes dans des domaines pointus de la connaissance humaine. S'ils ont réussi à obtenir une place, ici ou ailleurs, alors ils vivent leur passion et, à quelque part, ils sont certainement heureux. Dans le cas contraire, ils doivent vivre avec une déception pendant de nombreuses années.
Au soir de ma vie, quand je fais les comptes, je n'ai pas à rougir de rien. Mais force est d'admettre que je suis un homme de surface, un expert en rien.