Les mots de la fin

Les cerises au marasquin


Daniel Ducharme | Fiction | 2023-10-15


Un de mes plus lointains souvenirs d'enfance a pour objet un pot de cerises au marasquin que ma mère avait rangé en haut d'une armoire dans la cuisine. Un endroit normalement inaccessible à des enfants de moins de sept ans. Comme vous le savez, ces cerises très sucrées sont utilisées dans les cocktails ou pour orner un gâteau. Au Québec, il y a même une expression - la cerise sur le sundae - employée dans certaines circonstances, notamment lorsqu'on apporte une touche finale à un projet. Cette expression s'avère tirée de l'anglais, bien entendu. Mais tout ça importe peu. Ce qui compte ici, c'est que ce pot de cerises faisait l'objet de notre convoitise, mon petit frère Dominique et moi, et que nous avions envie d'en manger, de ces cerises, dont la seule vue nous faisait saliver à souhait.

Pour ce faire, nous avions conçu un plan qui s’avérait fort simple : s'emparer du pot de cerises, en manger quelques-unes et tout remettre en place. Ni vu ni connu.

Pour décrire la scène, permettez-moi de recourir au présent de l’indicatif afin de rendre cette histoire plus vivante.

Nous sommes assis à la table de formica de la petite cuisine de la rue Franchère, mon frère et moi. J’ai quatre ans, ou tout juste cinq ans, pas davantage. En me basant sur certains indices, je situe l'événement au début de janvier ou de février 1962. Mon frère Dominique vient d'avoir trois ans, mais il est plutôt dégourdi pour son âge. Quant à l'aîné, Christian, il est vraisemblablement en classe puisqu'il a sept ans et demi. Ma mère nous a laissé seuls, Dominique et moi, pendant un court laps de temps, sans doute pour aller chez la voisine emprunter du sucre ou je ne sais quoi. Avant de partir, elle nous a recommandé de rester sage, de terminer nos céréales et d’aller jouer au salon par la suite. Elle n’en a que pour quelques minutes, nous dit-elle avant de refermer la porte derrière elle.

Une fois seuls, mon frère et moi décidons de mettre notre plan à exécution.

Sans perdre de temps, je grimpe sur une chaise pour m'emparer du fameux pot de cerises. Une opération délicate pour des enfants de trois et cinq ans, car il faut déplacer la chaise de cuisine près de l'évier, y grimper, pour ensuite monter sur l'évier lui-même au-dessus duquel se trouve l'armoire en question. Pendant que mon petit frère tient maladroitement la chaise de cuisine pour la stabiliser, je monte dessus et gagne le comptoir et, une fois sur celui-ci, je réussis à atteindre tant bien que mal le haut de l'armoire, située juste en-dessus de l'évier. De ma main droite, je saisis le pot de verre pour le remettre à mon petit frère, en lui demandant de d'attendre que je descende avant de l'ouvrir. Bien entendu, il ne m'écoute pas et, dès qu'il a le pot de cerises entre les mains, il tente de l'ouvrir de toutes ses forces, chose plus difficile qu'on le croit pour un gamin de trois ans, le sucre agissant comme un scellant sur le couvercle.

Je descends du comptoir sans trop de peine pour rejoindre mon frère. Une fois en bas, nous nous chamaillons un peu pour déterminer lequel de nous deux va ouvrir ce satané pot. En nous mettant à deux, finalement, nous réussissons à forcer son ouverture, et c'est là qu'arrive ce qui devait arriver : en déployant toute la force nécessaire, le bocal finit par s'ouvrir brusquement d'un seul coup et, comme de raison, une partie du contenu se déverse sur le plancher de la cuisine. C'est vraiment la catastrophe. Une vingtaine de cerises au moins, sans compter le sirop, transforme le sol de la cuisine en une surface gluante, visqueuse. Il faut nous dépêcher, ma mère pouvant surgir d'un moment à l'autre. À quatre pattes sur le plancher, nous mangeons goulûment les cerises tombées par terre. Quant au sirop, il y en a partout : sur le sol, mais aussi sur nos mains, autour de notre bouche, sur nos vêtements. Dominique trouve ça drôle, mais l’inquiétude me gagne rapidement et, comme il était à prévoir, ma mère choisit ce moment précis pour rentrer à la maison, nous surprenant sur le sol de la cuisine, tout collé, tout penaud.

Elle est en colère, bien entendu. À cause de notre bêtise, mais aussi parce qu’elle nous a laissé seuls sans surveillance, même si ce n’était que pour quelque cinq minutes à tout casser. Et quand ma mère est en colère, il vaut mieux faire profil bas. Elle sort la serpillière du placard, et, pendant qu'elle entreprend de laver le plancher, elle nous intime de ne pas bouger. Je la vois encore lancer toutes sortes d’imprécations pendant qu’elle nettoie ce plancher à grande eau. Puis vient notre tour de passer au lavage... On la suit dans la salle de bain, une pièce mal éclairée située au milieu du couloir qui donne sur l'avant de la maison, là où se trouve la pièce double qui fait office de chambre et de salon. Je porte une chemise à carreaux rouges et blancs. Les manches, dont les boutons ne sont pas attachés correctement, ont baigné dans le sirop. Tout en nous grondant, ma mère nous lave un à un, sans ménagement, nous frottant pour faire disparaître toute trace de sirop de cerise, et sa propre honte, sans doute... Le visage, les mains, les avant-bras. Ensuite, elle nous consigne dans notre chambre jusqu'à nouvel ordre en prenant bien soin de nous rappeler qu'elle ne veut pas nous entendre...

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Si je me souviens de cet événement avec autant de précision plus de soixante ans plus tard, c'est vraisemblablement dû au fait que la sensation de me sentir collé par cette substance, et de la sorte d'écœurement qui s'en est suivi, a laissé une impression durable en moi. Une impression désagréable qui s'est gravée à jamais dans mon esprit. Par la suite, tout au long de ma vie, je n'ai jamais supporté qu'on mette quelque chose sur la peau. De la pommade, de la crème solaire, de l'huile. Peu importe la matière et son niveau de liquéfaction, j'ai toujours évité que ma peau s'y frotte... D'où sans doute cette obsession de me laver les mains dès que je touche à de la confiture ou à quoi que ce soit de collant...


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