Les mots de la fin

Écriture


Daniel Ducharme | Mots | 2015, mis-à-jour : 2023-07-15


L’écriture est définie par le Petit Robert (1987) comme la manière d’écrire, de réaliser l’acte d’écrire. Bien entendu, écrire renvoie ici à l’exercice littéraire, et non à la communication écrite qui nécessite des qualités, certes, mais qui ne peut être assimilée à une activité créatrice ou, plus pompeusement, à un « art ». Qu’est-ce que l’écriture, au fond ? Essentiellement une forme d’expression de soi, un moyen d’exprimer notre rapport au monde, ce que Heidegger désigne sous le concept de dasein. En effet, l’écriture participe de notre présence au monde. Elle est un moyen à notre portée pour réinventer notre vie, cette vie qui n’est souvent qu’une suite ininterrompue d’actes que nous aurions pu accomplir, une suite de choses que nous aurions pu faire… si seulement, si… Écrire permet de reconstituer en soi ces actes, ces choses, d’inventer ce qui aurait pu être si seulement, si…

Contrairement à d’autres formes de création, l’écriture demeure un acte résolument intellectuel et, serais-je tenté d’ajouter, profondément intimiste car, en définitive, c’est toujours soi que l’on met en scène quand on raconte une histoire, peu importe le degré d’enracinement de celle-ci dans notre vécu propre. Écrire, donc, c’est partir de notre propre vie pour en créer d’autres, y compris la nôtre.

Écrire, aujourd’hui, représente une forme supérieure d’abnégation. Tout comme l’Être heideggérien se manifeste dans son retrait, l’écrivain contemporain s’oublie lui-même pour mieux se retrouver. Peu importe le genre littéraire auquel il s’adonne, l’écriture est une activité qui tient du sacerdoce, de l’oubli de soi au bénéfice d’un projet dont nul ne connaît les tenants et les aboutissants. En effet, l’écrivain du vingt-et-unième siècle doit, tout en écrivant, gagner sa vie, vaquer à l’entretien de sa maison, s’occuper de ses enfants. Alors, quand il ressent le besoin irrépressible d’écrire, il doit se donner les moyens, coûte que coûte, de le faire. En conséquence, le temps de l’écriture est celui qu’il vole à son sommeil, à ses loisirs, à son repos. Pour écrire, il dort une heure de moins, rogne des jours de vacances, utilise des journées de maladie pour faire avancer son projet. Et peu à peu il construit une œuvre au mépris de ceux qui, quand il s’en ouvre, le regardent avec un sourire en coin, comme s’ils n’y croyaient pas. Écrire, disait Henry Miller dans La crucifixion en rose, « c’est forcer la confiance des autres. » Il ne croyait pas si bien dire…

Néanmoins, l’auteur contemporain construit son œuvre, comme d’autres construisent des maisons. À la différence près, toutefois, que lui ne sait absolument pas s’il en sortira un produit susceptible d’intéresser un éditeur, ce gourou subventionné des temps modernes qui a droit de vie ou de mort sur sa création. Bref, celui qui sacrifie son sommeil et ses loisirs à son projet littéraire ignore s’il sera publié ou non. Si la réponse est positive, il fera partie des 3% des auteurs publiés chaque année au Québec et, dans ces 3%, d’un pourcentage sans doute encore plus négligeable d’auteurs qui seront lus par plus de cent personnes… Si, malgré tout ça, il persiste dans sa volonté d’écrire, alors cette activité tient du sacerdoce, voilà tout.

Pour atténuer la portée négative de ce dernier passage, je rapporte les propos d’une amie qui prétend que bien-être et harmonie ne sont pas étrangers à l’écriture. En effet, la satisfaction intrinsèque peut constituer une part importante de l’écriture, même si la finalité de l’exercice demeure la publication, que ce soit sous la forme d’un livre ou d’un blogue. Quant à mon camarade Allan E. Berger, qui a bien voulu commenter ce billet, je cite sa pensée dans son intégralité :

L’écriture est de la parole figée qui génère de la pensée vive. Grâce à elle nous avons Homère. Grâce à elle nous avons encore un peu d’Eschyle, tandis que les épopées d’Illyrie, nation voisine de la Grèce, n’ayant jamais été consignées par écrit, furent toujours l’objet de remaniements opérés par les rhapsodes, de façon qu’aujourd’hui il n’en reste presque plus rien qu’une bouillie fragmentée. L’écrit préserve l’oral et lui permet, en tout siècle, de germer à sa convenance. Car l’écrit est une arche, que l’écriture consiste à remplir. Tout écrivain travaille donc contre les déluges. »

Alors, avez-vous toujours envie d’écrire ?


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