Les mots de la fin

Le passé comme richesse


Daniel Ducharme | Idées | 2023-05-15


J'ignore s'il est sain ou non de se replonger dans le passé comme je le fais de temps en temps en m'attardant sur mon vécu, notamment sur les filles que j'ai connues dans ma jeunesse. Récemment, j'ai écrit sur Liliane, une femme avec qui j'ai étudié à l'Université de Montréal au milieu des années 1980. Un texte intimiste qui pourrait s'insérer dans la série des Jeunes filles, un recueil de nouvelles en préparation. Je n'ai pas oublié Liliane, même si je ne la vois plus depuis longtemps, tout comme je n'ai oublié aucune personne avec laquelle j'ai été en relation, charnelle ou pas, au cours de ma vie. Parfois, quand je relis un passage de mon journal (que je consulte très peu souvent, je vous rassure), je tombe sur des noms de jeunes filles dont j'ai complètement oublié l'existence. Mais il s'agit généralement de personnes avec lesquelles je n'ai jamais vraiment échangé, à peine une rencontre dans un lieu public. Quand on est un jeune homme ou une jeune fille, vous savez, il n'en faut pas beaucoup pour échafauder des scénarios alambiqués à partir d'un simple contact... Pour revenir à Liliane, sur Facebook (car nous sommes « amis » sur ce réseau), je constate qu'elle vit toujours avec le compagnon qu'elle s'est fait au tournant ses années 2000. Il s'agit de son troisième conjoint depuis la fin de nos études. Elle a eu un garçon avec le premier, un autre avec le deuxième, mais le premier comme le deuxième sont des hommes sans aucune mesure avec le troisième, un homme qui colle mieux avec ses origines modestes. Elle a fait sa vie comme j'ai fait la mienne, comme tout le monde, quoi. Est-elle heureuse? Je suppose que oui. Plus que moi, sans doute, mais ça ce n'est pas très difficile.

Le passé est notre plus grande richesse, du moins pour ceux qui ont vécu quelque chose. Ceux qui n'ont jamais voyagé, qui n'ont jamais changé ni de conjoint ni d'emploi, qui ont vécu une vie - d'un point de vue extérieur - terne, les choses peuvent être différentes. Mais il faut se garder de porter un jugement hâtif, car une vie tranquille peut cacher une vie intérieure beaucoup plus dense que celle qui consiste à s'agiter sans cesse. Alors, soyons prudents dans nos jugements. En vérité, même en ayant vécu une vie dense, si nous ne parvenons pas à extraire des souvenirs significatifs de notre mémoire, la richesse peut se transformer en pauvreté... Pour la plupart d'entre nous, cette richesse est à notre portée. Il suffit de faire un effort de mémoire. Alors, n'écoutons pas ces imbéciles qui préfèrent regarder en avant, sans se soucier de l'histoire. Socrate a dit qu'une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue. N'oublions pas les paroles de ce sage. Par ailleurs, de grands philosophes, qui ont laissé une pensée profonde à l'humanité, comme Emmanuel Kant ou Martin Heidegger, n'ont à peu près jamais voyagé de leur vie...

Malgré les cinq cents mots par jour que je me fais un devoir de rédiger, malgré mes souvenirs que je ne cesse de ressasser, malgré une jeunesse plutôt riche en relations et en rebondissements, du moins pour un homme d'origine modeste comme je le suis, malgré mes séjours dans des pays lointains, moi, je ne laisserai pas grand chose à l'humanité. Mais est-ce si important ? Quand je réussirai à connaître l'Un, à mettre fin à la dualité de ma vie, et que je mourrai en sautant à pieds joints dans le grand Néant, tout cela n'aura plus aucune importance.

L'écriture quotidienne est un exercice, comme la marche ou le vélo. Ne cherchons pas plus loin. Le temps n'est pas venu de mourir, mais de (re)penser notre vie pour essayer - je dis bien : essayer - de lui trouver un sens.


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