Les mots de la fin

Si je t'aimais


Daniel Ducharme | Fiction | 2023-04-15


J'ai quitté ce bar où je m'ennuyais à mourir. Un bar de campagne où se saouler la gueule semblait l'activité récurrente du samedi soir. Quatre ou cinq minutes avant moi, une jeune fille a aussi quitté cet endroit glauque où on ne s'entendait pas parler tellement la musique — country la plupart du temps — était trop forte. D'ailleurs, je ne retenais qu'une seule et unique chanson de tout ce brouhaha, la seule du lot qui mériterait d'être sauvée en cas de déluge : Aide-moi à passer la nuit, interprétée par Claude Valade, une chanteuse oubliée depuis longtemps. En témoigne son absence complète de Wikipédia. La vie est cruelle pour les artistes qui ne passent pas à l'histoire, oubliés de tous dans un avenir plus ou moins rapproché. Avec un peu de chance, il restera sans doute des traces du passage de cette chanteuse country dans le milieu musical. Qui sait ? Un doctorant la ressuscitera peut-être dans une thèse publiée sur Open Edition. Personne ne sait, au fond, ce que les générations futures retiendront de notre temps, y compris des chanteuses western.

Je marchais donc sur le bord de la route, espérant rentrer sans tarder au chalet que nous avions loué, quelques amis et moi, dans la région, histoire de vivre un week-end un peu moins quelconque que ceux que nous avions l'habitude passer dans les bars de la rue Saint-Denis. En pressant le pas, je me suis rendu compte que je n'étais plus qu'à une vingtaine de mètres de la jeune fille qui marchait devant moi. Je l'avais remarquée au bar. Sans être hyper jolie, elle était agréable à regarder. Elle était assise à une table en compagnie de quatre ou cinq personnes, des garçons et des filles. Je crois qu'elle a eu des mots avec l'un d'entre eux. Des mots durs parce que, de loin, on devinait sa physionomie animée par la colère. Peu importe. Je pouvais maintenant la voir devant moi. De longs cheveux bruns qui lui allaient jusqu'au milieu du dos. Un corps svelte, pas nécessairement sportif. Mince, en tout cas. Sa démarche était convaincante, comme une personne qui sait où elle va. D'ailleurs, j'avais l'impression qu'il s'agissait d'une fille volontaire qui ne se laisse pas facilement marcher sur les pieds. En tout cas, tout de suite elle m'a plu.

Je marchais un peu plus vite qu'elle, de sorte que, sans que je puisse anticiper le mouvement, elle s'est soudain retournée pour se planter devant moi, à quelque trois mètres de distance, et m'a lancé sur un ton peu amène :

— Tu me suis ?

— Pas du tout... euh... désolé si je vous ai donné cette impression.

— Tu me vouvoies ? D'où tu sors, toi, pour me vouvoyer ? Personne ne vouvoie plus personne aujourd'hui....

— Mais... je ne vous connais pas ! Je ne dis jamais "tu" à des gens que je ne connais pas ! Et je ne te suis pas, je loge dans un chalet avec des amis, pas très loin d'ici autour du lac.

— Tu n'as pas l'air dangereux. Alors, on peut marcher ensemble, mais je suis de mauvais poil, je te préviens...

Je n'ai pas osé lui demander pourquoi, même si je m'en doutais un peu. À la clarté offerte par le dernier lampadaire avant de prendre le chemin qui descendait au lac, je me suis rendu compte que ses yeux étaient d'un gris tirant sur le vert, une couleur inhabituelle. J'ai constaté aussi un reflet roux dans ses cheveux. Elle n'était pas si belle pour autant. Son nez, trop fort, jurait un peu au milieu de son visage aux traits anguleux. Par ailleurs, sa peau était parsemée de taches de rousseur.

— En cas de problème, il vaut mieux être deux, lui ai-je dit en emboîtant le pas.

— Tu n'as pas l'air très costaud, qu'elle m'a dit en me souriant pour la première fois. Et là, grâce à ce sourire lumineux, j'ai pu me dire que, contrairement à ma première impression, elle pouvait être jolie, très jolie même, cette fille. Il suffisait qu'elle sourie, quoi. Et chez elle, le sourire s'accompagnait d'un éclat lumineux au fond de ses yeux. Pour tout dire, c'était magnifique.

— Si je t'aimais, je pourrais te protéger, tu sais...

— Oui ? Mais comment ?

— Je pourrais mourir pour toi, si je t'aimais...

Une fois ces paroles proférées, elle s'est arrêtée et m'a regardé d'un drôle d'air. Un air surpris, énigmatique, comme si elle entendait de telles paroles pour la première fois de sa vie. (Et moi-même, je l’avoue, je me suis demandé ce qui m’a pris de proférer de telles choses...)

— Tu gagnes à être connu, toi. On se voit demain. Pas ce soir parce que je suis trop énervée à cause d'un gars, là, dans le bar, que je croyais mon ami.

— Tu peux m'en parler, si tu veux.

— Non, demain. Je passerai te voir au chalet.

— D'accord, c'est le...

— T'inquiète, je sais où c'est, m'a-t-elle dit en souriant de nouveau.

Puis elle a pris un sentier à gauche de la route qui serpentait vers une maison juchée sur une colline.


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