Les mots de la fin

La mort de Michel Daguerre


Daniel Ducharme | Fiction | 2023-10-15


Au téléphone, j’avais du mal à contenir mes larmes. Au bout du fil, la dernière compagne de Michel Daguerre, un ami que je connaissais depuis mon bref séjour au Collège de l’Assomption en 1975. Depuis trois semaines, je savais qu’il avait mis fin à ses jours. Je le savais par sa fille aînée qui m’a cherché - et trouvé - sur Facebook. Je savais qu’il était mort, donc, mais je ne savais rien du pourquoi et du comment. Inutile de m’étendre sur la conversation entre l’aînée de ses filles et moi car, à moins que vous soyez dénué de toute sensibilité, vous avez déjà compris qu’on ne demande pas, à une enfant, des détails sur la mort du père qu’elle vient de perdre, surtout quand cette mort est le résultat d’un acte volontaire. En revanche, sa dernière compagne m’a raconté, elle, comment il est mort, ce cher Michel. Il s’est mis au lit, a ingurgité les médicaments laissés par sa femme morte d’un cancer trois ans plus tôt et s’est endormi paisiblement pour ne plus se réveiller. Au pied du lit, il a laissé une feuille de papier sur laquelle il a griffonné :

« N’accusez personne, je suis fatigué, c’est tout. »

Après m’avoir lu ces mots, sa dernière compagne a continué de parler, notamment sur le pourquoi de cette mort, mais déjà je ne l’écoutais plus tellement j’avais hâte de raccrocher le combiné pour pleurer en paix. Car, si le comment était crédible, il en allait autrement du pourquoi. Évoquer la santé mentale pour justifier le suicide d’un homme de soixante et un ans revient à discréditer le choix qu’il a fait. Bon ou mauvais, son suicide demeure un choix lucide. Le déclarer malade s’avère un manque de respect pour cet ami que je connaissais depuis la fin de l’adolescence. Alors je voulais mettre fin à cette conversation, la première et la dernière que je devais avoir avec cette femme. Je ne lui en voulais pas de proférer ces paroles creuses, non, parce que, après tout, elle venait de perdre son compagnon. Mais il fallait que je raccroche vite pour ne plus entendre ce discours convenu qui avait pour effet d’accroître mon chagrin.

Elle a finalement raccroché et, après avoir pleuré un bon coup à l’abri des regards, j’ai appelé Pierre Laurent, un camarade qui a fait, lui aussi, ses études au même collège que Michel. Au téléphone, je lui ai raconté la conversation que je venais d’avoir avec cette femme. Il s’est montré compatissant et m’a laissé entendre que Michel était plutôt du genre à donner le change, dissimulant ses problèmes afin de préserver son aura.

— Alors, tu crois qu’il ne disait pas toute la vérité quand il prétendait que tout allait bien ? La dernière fois que je lui ai parlé, il m'a dit qu'il devait travailler à la rédaction d’une docu-fiction pour une boîte française...

— Je crois que ses affaires n’allaient pas aussi bien qu’il le disait. Tu sais, à plus de soixante ans, ça devient difficile de décrocher des contrats dans le milieu hyper compétitif de la pub, surtout en France où les jeunes fauves aux dents longues ne manquent pas. Si tu veux mon avis, je crois qu’il était fatigué.

—  Fatigué, oui… Visiblement, il ne s’était pas aperçu qu’il avait dépassé la soixantaine.

Michel, cet ami incomparable, celui qui ne pouvait rester deux minutes tranquilles sans faire jaillir une idée de son cerveau en constante ébullition, ce même Michel, qui s’est amusé à distribuer des feuilles blanches à la porte du métro en 1977, expérimentant un roman qu’il s’apprêtait à écrire, celui-là même qui a fondé le site Tempus Fugit avec Pierre Laurent au début de l'âge du Web, était simplement fatigué, épuisé même, et il ne savait pas - il n’a jamais su, en fait - se reposer. Il est mort en avouant enfin qu’il était fatigué. Fatigué de se battre pour un contrat, pour un nouveau client, pour un projet de pub dans lequel il ne croyait plus. Et comme beaucoup de gens, il n’a pas su s'arrêter à temps, ne se voyant pas lui-même vieillir et, surtout, refusant de reconnaître qu’il était devenu - purement et simplement - un vieux.


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