Les mots de la fin

La question des origines


Daniel Ducharme | Idées | 2022-02-15


Pendant longtemps, quand je rencontrais une personne issue de l'immigration dans une soirée ou à un événement quelconque, je lui posais inévitablement la question de ses origines, du pays ou de la région d'où il provenait. Pour moi, il ne s'agissait pas d'une question destinée à souligner son caractère étranger, mais simplement un moyen de connecter avec elle. D'ailleurs, elle m'en était généralement reconnaissante parce que, souvent, dans la salle où nous nous trouvions, j'étais la seule personne à s'intéresser à elle. Cette curiosité s'avérait pour moi, comme pour elle, une qualité. J'étais - et je suis toujours - un homme curieux, heureux de me trouver avec une personne en mesure de me parler de son pays, de sa région, de comment il vivait là-bas, de ce qu'il mange, etc. Aussi, lors de mes études de maîtrise à l'Université de Montréal, je me suis très vite lié à un groupe de quatre Tunisiens qui ont fini - pour au moins deux d'entre eux - par devenir des amis. Grâce à eux, j'ai appris un tas de choses sur la Tunisie, ses villes, des blagues qu'on faisait là-bas sur les Sfaxiens (l'un d'entre eux venait de Sfax), ses habitants, son histoire dont ils étaient fiers. Je n’ai jamais mis les pieds en Tunisie, mais ce pays m’est devenu familier et, au fil du temps, je me suis fait d’autres amis - des collègues, notamment - qui viennent de ce pays du Maghreb.

Quand je repense à ça aujourd’hui, je me dis qu’il ne serait jamais venu à l’esprit d’aucun d'entre eux de me traiter de raciste parce que je leur avais demandé d'où ils venaient. Mais il y a longtemps de ça, je le reconnais. En 1984, à l'exception de l'immigration traditionnelle (Juifs d'Europe centrale, Italiens et Grecs), la majorité des immigrants étaient de première génération. Et un immigrant de première génération ne quitte jamais vraiment son pays d'origine... Comme on dit, on peut sortir le Québécois du Québec, mais pas le Québec du Québécois. Et c'est pareil pour tout le monde. Il y a longtemps, donc. Bien avant le 11 septembre, avant le profilage racial, avant les gangs de rue de Montréal-Nord, avant les représentants de cette nouvelle gauche qui, bien confortablement installés dans leurs condos de Montréal, souhaitent bâtir un monde meilleur, un monde où plus personne ne demanderait à son voisin d’où il vient…

Récemment, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, certaines voix se sont élevées pour dénoncer le racisme systémique. Il ne me viendrait jamais à l’idée de douter de l’existence du racisme au Québec. Systémique ? C’est-à-dire d’un racisme organisé en système ? Oui, sans doute, qu’il existe un racisme systémique envers les populations autochtones puisqu’il existe un système, qui part de l’État fédéral pour s’étendre aux autorités locales, un système qui fait d’eux des personnes stigmatisées, minorisées, infantilisées, etc. Mais pour les gens issus de l’immigration, je ne le pense pas, en toute honnêteté. Mais ai-je envie de me battre pour un mot, un qualificatif en plus ? Non plus. Si certaines personnes préfèrent se parer du statut de victime systémique, qu’est-ce que j’en ai à faire, moi ? C’est ce que les Québécois, bâtisseurs de ce pays, font aussi, car ils ont été longtemps humiliés dans leur histoire par l’occupant britannique. Mais le passé, même s’il ne faut pas l’oublier, n’est pas le présent… et c’est au présent que nous vivons. Aujourd’hui, les Québécois ne sont plus cette nation humiliée, n’en déplaise à certaines personnes qui le croient encore. Ils se sont enrichis, même s'ils ont renoncé à leur identité collective pour y arriver. Et il en est de même pour ce fils d’immigrants haïtiens, ayant fui le régime de Duvalier, qui se promène dans une belle voiture sport dans les rues bancales de Montréal. Il s'est enrichi aussi, même si ses parents se désolent de l'abandon de leurs valeurs, notamment les valeurs de solidarité et de partage chères au peuple haïtien. Mais il n'est plus Haïtien, ce jeune homme, mais aussi Québécois que mon fils.

Vous avez déjà compris que je ne demande plus à personne d’où il vient... Du moins pas depuis une vingtaine d'années et, ce grâce à cette anecdote que je vais vous raconter. Voilà, donc. Par un bel après-midi d'hiver, je jouais au hockey avec mon fils dans un parc du quartier Villeray où nous habitions alors. Pendant la partie, un petit garçon de type latino-américain s’est joint à nous. Après, quand nous avons fini de jouer, je lui ai demandé :

―  D’où viens-tu, garçon ?

―  Moi, je viens d’ici, mais mes parents viennent du Guatemala, m'a répondu le gamin avec beaucoup d'ingénuité.

À l'écoute de ces paroles, je me suis senti un peu con, tout à coup, et je l'avais bien mérité. Toutefois, ce jour-là, j’ai compris que je n’avais pas à demander aux gens d’où ils venaient, même si ça témoignait d’une bonne intention. Je comprends très bien la frustration de ceux qui se font souvent demander d’où ils viennent, comme si, de par leur faciès, on ne les considérait pas aussi Québécois que les autres. Je le comprends d’autant plus que j’ai moi-même vécu ailleurs et qu’il ne se passait pas un jour sans que je réponde à la question de mes origines…

Moralité : ce qui passait pour de l'ouverture aux autres au début des années 1980 peut être interprété comme un geste xénophobe dans les années 2020... Qu'on se le tienne pour dit : les temps changent, comme le chantait Bob Dylan.


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