Amour
Daniel Ducharme | Mots | 2012, mise à jour : 2021-07-15
Parmi les multiples définitions que donne Le Petit Robert du mot « amour », je retiens celle-ci : « Inclinaison envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel, fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant des comportements variés ». Quelle étrange définition ! L’amour qu’un individu porte à un autre individu est-il nécessairement fondé sur l’instinct sexuel ?
Bien qu’il ne soit pas interdit de réfléchir à la question, avec le temps je me suis convaincu que l’amour qu’une personne ressent pour une autre se développe dans le quotidien, se renforçant lentement au fil des jours. Certes, le corps de cette autre personne joue sans doute un rôle, mais c’est son mode de présence au monde, sa manière d’être, qui plait tant ou ne plait pas chez l’autre, et non son apparence physique ou ses qualités intellectuelles. En conséquence, le mode de présence au monde – qui correspond plus ou moins au concept heideggérien de dasein – n’est pas étranger au sentiment amoureux. Quant aux « comportements variés » qu’entraîne le sentiment amoureux, je n’ose me pencher là-dessus pour le moment…
La définition du Petit Robert met aussi l’accent sur le caractère passionnel de l’amour. Voilà qui étonne de la part d’un ouvrage si sérieux. Pour approfondir cette question, je vous invite à consulter ma définition de désir.
Allan E. Berger, l’auteur de la trilogie Cosmicomedia, en s’invitant dans une discussion, a commenté ma définition comme suit :
Voici une grande énigme digne des plus intenses emportements métaphysiques. D’un point de vue scientifique, c’est une espèce de mystère compliqué à base de phéromones, de signes sexuels, d’hormones et de socialisation. D’un point de vue artistique, c’est une jungle bien touffue comme on les aime : rien n’y est cartographiable, et le poète s’y trouve à l’aise comme un chat dans ses croquettes… Car l’amour ne se définit pas, il se dépeint : on en parle mieux avec des allégories ou par des emblèmes puisqu’alors on lui dessine sa chair et l’on n’oublie aucune de ses étendues, sans pour autant lui donner des frontières – que c’est bête, une frontière, parfois ; l’amour n’en a pas, lui il a toujours des ailes.
Joli, n’est-ce pas ?
En terminant, je ne peux passer sous silence le dernier texte écrit par Albert Cohen, l’auteur du monumental Belle du Seigneur, avant de mourir. Dans un numéro de mai 1981 du Nouvel Observateur, il a commis cette tirade, véritable hommage à l’amour partagé, alors qu’il répondait à une simple question sur la littérature engagée :
Je vous ai répondu que j’ai quatre-vingt-cinq ans et que je vais mourir bientôt, dans deux ans ou un an ou le mois prochain. Mais que je suis heureux d’aimer ma femme en ma vieillesse et d’être aimé par elle en ma vieillesse, et que seul cet amour donné et reçu m’importe, seul m’importe, car je vais mourir bientôt, car je vais bientôt connaître l’agonie, dame d’honneur de ma mort et disparition. Oui, être aimé et aimer à quatre-vingt-cinq ans et rire de bonheur alors que je sais que je vais mourir est ma seule réponse à votre lettre. Tout le reste est poussière soulevée par le vent (cité dans Belle du Seigneur, Gallimard, 1986 – Bibliothèque de la Pléiade, p. cvii).
Voilà, à mon avis, une idée raisonnable qu’on peut se faire du véritable amour, s’il en est.