Les mots de la fin

Lecture


Daniel Ducharme | Mots | 2012 ; mise à jour : 2021-05-15


Le Petit Robert (1987) définit la lecture comme « l’action matérielle de lire, de déchiffrer ce qui est écrit. » Bien entendu, le célèbre dictionnaire ne prend pas en compte, dans cette définition, la lecture dite littéraire, mais simplement le fait de lire en tant qu’action, « de prendre connaissance du contenu d’un écrit ». Quant à la lecture littéraire proprement dite, elle fait référence au corpus des études littéraires qui suppose, pour le lecteur, une activité d’analyse de ce qu’il lit. Il s’agit donc d’une activité quasi disciplinaire qui a cours généralement dans les établissements d’enseignement. Pour ma part, je me définis comme un dilettante, autrement dit comme une personne qui s'adonne à la littérature par plaisir et ce, indépendamment de toute industrie culturelle. Je considère la littérature comme un mode de vie, comme une activité qui aide à vivre, une façon comme une autre de ne pas mourir, de demeurer alerte, étonné et curieux, donc en vie, tout en sachant bien que toute chose a une fin, y compris la vie. Trop d’auteurs veulent nous divertir, nous distraire de nos préoccupations quotidiennes alors que, en ce qui me concerne, je souhaite que la littérature me ramène à l'essentiel, ce qui ne veut pas dire que je dédaigne la lecture des romans dits populaires, ces romans qui ont le pouvoir de me transporter hors de mon monde et qui, ce faisant, m’obligent à fréquenter – justement – d’autres mondes que le mien.

La littérature, même si elle est devenue presque marginale dans le monde hyper médiatisé qui est le nôtre, conserve à mes yeux une force d’attraction inégalée. En effet, à l’ère de la mondialisation, nous vivons plus que jamais en réseau. Cela constitue un paradoxe en ce sens que, plus s’agrandit notre réseau, plus se rétrécit le monde envisagé dans la totalité de ses composantes. Car même s’il s’étend à l’échelle planétaire, le réseau ne nous oblige jamais à fréquenter ceux qui ne partagent pas nos valeurs, notre condition socio-économique, bref ceux qui ne nous ressemblent pas. Ainsi, le réseau n’est pas le monde car ici comme ailleurs, au-delà des frontières, nous nous rassemblons toujours avec ceux qui nous ressemblent. Une fois admis ce rétrécissement du monde au profit des réseaux, force est de constater que seule la littérature est en mesure de nous donner accès à ces mondes que nous masquent les réseaux. En effet, seule la littérature nous permet de fréquenter des hommes et des femmes de toutes conditions, dans un axe spatio-temporel quasi infini. C’est pour cela que la lecture littéraire demeure pour moi une façon privilégiée de s’ouvrir au monde, de comprendre ce qui motivait un homme vivant à Paris, à New York ou à Calcutta, au dix-huitième siècle comme au vingtième.

S’il me fallait rédiger une histoire personnelle de la lecture, je commencerais par postuler qu’il y a trois stades de progression en lecture.

Le premier consiste à lire n’importe quoi, à peu près tout ce qui tombe sous la main. Dans une famille modeste comme celle d’où je viens, cela voulait dire les livres prêtés par des amis de ma mère, ceux de la triste bibliothèque de l’école, bref tous les livres qui ont échoué entre mes mains par hasard. Ainsi, au cours de cette période, j’ai lu machinalement des auteurs comme Henri Troyat, Guy Des Cars, Georges Simenon, Georges Duhamel, Archibald J. Cronin, etc. Bref, je pouvais lire autant de bons que de mauvais romans. En fait, je ne faisais pas la différence…

Le deuxième stade consiste à lire en fonction de la critique, critique entendue au sens large, c’est-à-dire tant les critiques parues dans les journaux que celles d’un professeur ou d’un ami. Souvent, nous vivons cette étape à la fin des études secondaires, au moment du passage à l’université. Nous devenons alors plus parcimonieux dans le choix de nos lectures. Autrement dit, nous ne lisons plus n’importe quoi. Nous boudons même les livres que cherche à nous prêter notre mère, les jugeant tout juste bons pour les « bonnes femmes ». Nous devenons alors plutôt snobs, prétentieux, voire méprisants à l’endroit de notre milieu social d’origine. Sommes-nous plus critiques ? Pas nécessairement, car nous lisons les livres que d’autres que nous jugent « intéressants ». Bref, nous sommes encore bien incapables de penser par nous-mêmes. Au cours de cette période, on découvre néanmoins des auteurs majeurs comme Zola, Beckett, Camus, etc.

Enfin, le troisième stade consiste à aimer la lecture pour elle-même, pour ce qu’elle nous apporte au quotidien. Nous continuons à lire les critiques, bien sûr, mais elles ont assez peu de portée sur nous. En fait, nous sommes maintenant en mesure d’évaluer nous-mêmes ce que nous lisons, indépendamment de notre milieu personnel ou professionnel. Lire est un mode de vie, une façon de voyager dans le temps et dans l’espace.

Bernard de Monès, écrivain et collaborateur, pendant un temps, du projet Écouter Lire Penser (2005-2013) voit un quatrième stade de lecture qu’il appelle le stade de la « lecture-écriture ». Selon lui, les trois premiers stades ont tendance à se caractériser par une dispersion dans le temps, que favorise la lecture infinie et qu’accélère la lecture rapide, alors que l’écriture, notamment par le biais du carnet de notes, vient contrecarrer cette dispersion en recueillant la lecture faite. Aussi permet-elle d’écouter les réflexions de l’autre en soi et de les noter pour ne pas les perdre. Et c’est à partir de ces notes disparates et hétérogènes que peut commencer un travail d’écriture personnelle. Une bonne méthode est de faire une première lecture d’un livre d’une seule traite pour avoir une idée globale du contenu, puis une deuxième lecture plus posée en prenant des notes. Au bout d’un certain temps, quand on se retrouve avec plusieurs cahiers de notes et qu’on les relit, on peut arriver à organiser sa propre pensée et s’intéresser à des sujets qui nous touchent personnellement, qui seront le résultat de toutes les lectures précédentes.

Envisagé sous cet angle, la lecture devient un travail sur soi et peut aboutir à un acte de création.

Quoi qu’il en soit, la lecture, comme la musique à un certain degré, n’est pas une activité « culturelle » comme une autre: c’est une activité essentielle qui s’exerce au quotidien, un geste quasi vital qui nous accompagne tout au long de notre vie. Comme je plains ceux qui ne lisent pas, ceux qui prétendent que l’action – qu’ils identifient au monde réel – se passe partout sauf dans les livres. Ils se privent de phénomènes qu’on ne peut découvrir que par l’imaginaire, source de connaissance, de joie et de réconfort.


Revenir en haut de la page