Les mots de la fin

Estonie 5 : Une langue et un souvenir d'enfance


Daniel Ducharme | Société | 2021-01-15


Aujourd’hui je me rends compte que c’est à tort que mon professeur de géographie associait l’Estonie avec les deux autres républiques baltes, soit la Lettonie et la Lituanie. En fait, les racines de l’Estonie rejoignent davantage celles de la Finlande avec laquelle elle partage une même souche linguistique : le finno-ougrien. Il ne s’agit pas d’une langue indo-européenne, mais ouralienne, une famille linguistique parlée par environ 25 millions de personnes dans le monde. Si j’ai bien compris (merci Wikipédia), la branche finno-ougrienne est usitée en Hongrie, en Finlande et en Estonie. Il s’agit d’un étrange caprice de la géographie humaine que des peuples aient adopté cette langue en plein milieu de l’ensemble indo-européen, un caprice qu’on n’explique que par des hypothèses plus ou moins vérifiées dont je vous ferai grâce.

L’Estonie partage au moins un phénomène social avec le peuple québécois : au cours de leur histoire, les Estoniens ont souffert de discrimination en raison de leur langue. En effet, ils ont longtemps été dominés par une élite germanophone, au départ, et russe par la suite. C’est malheureusement souvent le lot des petits pays de se placer sous la « protection » des plus grands, des plus puissants. Et de souffrir de l’usage d’une langue qui n’est pas celle du pouvoir.

Un article de Martin Ehala (2015) indique qu’en Estonie 70% de la population s’exprime en estonien contre 30% en russe, une conséquence directe de l’annexion de l’Estonie par l’Union soviétique de 1941 à 1991. Il semblerait que ces Russes, Biélorusses et Ukainiens vivent essentiellement dans des quartiers spécifiques de Talinn, la capitale, et qu’en général ils apprennent peu ou pas l’Estonien, langue de la majorité. Tiens, tiens… on se croirait dans le Québec d’avant 1980 ! Et tout comme le Québec, l'Estonie s’inquiète de la pérennité de leur langue et de leur culture et, au cours des dernières années, des politiques ont été mises de l’avant pour favoriser la langue estonienne qui fait des progrès auprès des populations russophones. Ajoutons que le russe a constitué la langue d’enseignement pendant longtemps en Estonie et que ce n’est que depuis une vingtaine d’années que les choses ont commencé à changer. Là-dessus, aucune comparaison possible avec le Québec francophone dont la population, même si elle représente moins de 3% du continent américain, emploie une langue internationale pour s’exprimer, même si elle l’écorche souvent au passage, alors que l’Estonien n’est parlé qu’en Estonie…

En me basant sur le fait que l’estonien et le finnois sont des langues voisines de même souche, je terminerais ce billet par une anecdote, si vous le voulez bien, même si je m’écarte un peu du sujet. En cinquième année de l’école primaire, j’ai eu comme institutrice (madame Anctil) une femme à la personnalité un peu effacée, plus humble ou, en tout cas, moins flamboyante que celle de quatrième année (mademoiselle Marticotte) ou celle de sixième (madame Grégorato). De cette institutrice, je ne garde qu’un seul et unique souvenir : elle m’a inculqué le goût de la lecture. En effet, elle me donnait des bouquins à lire pour m’occuper parce que je commençais à en avoir sérieusement marre de la règle d’accord du participe passé avec le verbe avoir…que je connaissais par cœur depuis longtemps ! Alors, au lieu de me garder en classe pendant qu’elle expliquait pour la vingtième fois cette règle, ma maîtresse m’installait dans un cubicule en me remettant des romans qu’il me fallait lire, bien entendu, mais aussi répondre par écrit à un certain nombre de questions, histoire de vérifier ma compréhension de ma lecture. Parmi ces romans, il y en a un qui m’a marqué : l’histoire d’une petite Finlandaise qui a effectué un séjour dans une famille suédoise. Même si je n’étais qu’un enfant de onze ans, j’ai tout de suite compris que, dans le roman, le fait d’être suédois conférait un statut social plus élevé que celui d’être finlandais, un peu comme l’Anglais du Canada par rapport au Français du Québec. J’ai su alors que la Suède avait longtemps dominé la Finlande, l’occupant sans doute pendant une centaine année (ça reste à vérifier, c’est un souvenir, pas un essai sociohistorique). Je ne me souviens ni de l'auteur ni du titre de ce roman, mais il s’agissait d’un livre cartonné de la collection Bibliothèque rose ou verte, voire rouge et or, je ne sais plus. Bref, l’humiliation que les Finlandais ont ressenti à travers leur histoire en présence d’un peuple dominant, les Estoniens, comme les francophones du Canada, l’ont vécu aussi. 

Les Finlandais s’en sont remis, les Québécois aussi. Et les Estoniens sont en bonne voie de le faire depuis 1991.

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Source : Martin Ehala, « Façonner l’écologie des langues dans le domaine de l’éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres, décembre 2015, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 2 décembre 2020. Adresse URL : http://journals.openedition.org/ries/4502


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