L'amour non partagé
Daniel Ducharme | Fiction | 2018-05-15
Je n'ai jamais réussi à comprendre ceux qui luttent, qui se battent avec l’énergie du désespoir et qui, parfois, insistent, jusqu'au harcèlement, quand ils sentent que l'amour qu'ils éprouvent pour une personne n'est pas partagé par celle-ci. Quand il n'y a pas réciprocité, alors pourquoi s'acharner ? Quand une fille vous dit non, ou qu'elle vous le fait sentir par différents subterfuges (elle refuse votre invitation à aller manger des pâtes parce qu'elle n'aime pas les pâtes, elle ne veut pas venir chez vous parce qu’il pleut, etc.), il faut décrocher sans délai et conclure que cette personne ne vous mérite pas. Pour préserver son estime de soi, c'est toujours ce qu'il faut se dire, même si cela peut sembler injuste pour la personne même qui vous a largué et à laquelle vous aviez juré un amour éternel pas plus tard que la veille au soir : elle ne vous mérite pas ! On ne dit pas ça par méchanceté… car il n’entre pas dans nos intentions de dénigrer celle qu’on a aimée et que, en l’occurrence, on aime toujours. Non, on le fait simplement pour se protéger, pour éviter de se faire éclater le coeur en mille morceaux.
Je me souviens qu'un jour une fille que j'aimais beaucoup a rompu avec moi. Elle ne sentait pas prête à s'engager, m'avait-elle dit. Cette rupture, plus qu'aucune autre avant elle, m'a causé une souffrance vive que j'ai véhiculée en moi pendant plusieurs mois et ce, au point de nuire gravement à mes études de maîtrise et à certains de mes projets. Bref, j’étais malheureux parce que, pour une fois, j'avais le sentiment qu'il s'agissait de la "bonne fille", celle avec qui je voulais faire des enfants et vieillir sereinement dans les années à venir. Mais elle a rompu, préférant sortir avec un autre que moi avec lequel, m'avait-elle affirmé, ce n'était pas sérieux... Pas sérieux, donc… mais cela ne l'a pas empêché d'emménager avec le gars quelques mois plus tard et de faire quatre enfants avec lui par la suite… (Plusieurs années plus tard, ça s’est mal terminé pour elle… mais je n’en tire aucune satisfaction ni une aucune espèce de consolation.)
Un jour, alors que je me sentais au pic de ma peine, mon colocataire organisa une petite fête à l’appartement de la rue du Havre que nous partagions. Triste à mourir, je m'étais enfermé dans ma chambre pour échapper aux célébrations bien arrosées quand Oséa est entrée, sans même frapper à ma porte au préalable. Oséa était une petite femme avec laquelle j’étais sortie pendant quelque temps. Elle aussi a fini par rompre avec moi pour des raisons "politiques" (des événements liés aux débats d'idées autour de l'association étudiante de l'Université), mais je m'en étais vite remis... car Oséa, si petite qu’elle fût, avait un sale caractère et pouvait se transformer en une véritable furie à l'occasion. Bref, j'étais presque soulagé qu'elle ait rompu avec moi…
Ce soir-là, donc, elle est entrée dans la chambre obscure dans laquelle je m'étais réfugié. Après s’être assise au pied du lit, elle me tint ce discours :
« Gaby, tu ne t'en sortiras pas comme ça. Tu dois relever la tête, te dire que cette femme est la dernière des connasses doublée d'une âme de pute...
— Mais je l'aime...
— Tu l'aimes !?! Tu vaux mille fois mieux qu'elle ! T'as vu avec quel gars elle s'est ramassé !
— Laurent Letang ?
— L'orang-outang, tu veux dire... Je sais que tu as des sentiments, mais tu dois te protéger, et une façon de le faire consiste à démolir cette pouffiasse. Tu vaux mieux qu'elle. Tu vaudras toujours mieux qu'elle. Regarde avec qui elle couche, cette putasse ! Un gars vulgaire, sans culture, qui s'intéresse plus au hockey qu'à l'avenir du Québec, qui passe ses journées à boire des bières avec des gars aussi débiles que lui. Bref, c’est un demeuré de la pire espèce. Toi, t'es pas comme ça et, dans trente ans, il y aura déjà dix ans qu'il l'aura larguée, cette pauvre fille. Défraîchie, le cerveau ramolli, prisonnière de ses trois ou quatre moutards, tu verras que personne ne voudra plus d'elle, même l'ami le plus débile de l'orang-outang.»
Oséa tenait un discours implacable, certes, mais je n'ai eu qu'à l'appliquer à 15% pour me retrouver sur la voie de la guérison. Je valais mieux qu'elle et elle ne méritait pas ma peine. Elle ne me méritait pas, un point c'est tout ! Trois semaines plus tard, je partis pour la France où je devais vagabonder quelques mois avant de revenir au pays, là où j'ai repris ma vie en main. À mon retour, je ne pensais plus à elle ou, alors, simplement comme une simple amie. J’étais guéri d’elle, et c’est tout ce qui comptait. Bon, j’ai remis les pieds dans les plats un peu plus tard… mais, ça, c’est une autre histoire.