La pensée de la mort et la créativité
Daniel Ducharme | Idées | 2018-01-15
La pensée de la mort m’habite au quotidien. En effet, il n’y a pas un jour qui passe sans que mes pensées s’arrêtent sur les disparus. Ça va d’Hélène Châtel à mes parents en passant par mes amis François, André et Jean-Luc. Bien entendu, je n’échappe pas au lot des disparus : je pense aussi à ma propre finitude…
D’aucuns disent que je suis un peu fou, que je suis obsédé par cette idée fixe de mourir alors que je devrais me contenter de vivre, sans chercher plus loin. Au fond, la mort est à la portée de tous, même du dernier des imbéciles. Mais je n’arrive pas à me convaincre que l’arrêt de la vie ne vaut pas la peine d’être pensé. Comme si la mort n’était pas un phénomène important. Peu importe que vous soyez un adepte du « The show must go on » ou non, la mort n’est pas un événement sans conséquence, notamment pour ceux qui restent, ceux qui nous survivent. Pensez à leur souffrance… Certes, ils poursuivront leur vie après notre décès, mais nous aurons longtemps une place dans leur cœur. C’est du moins ce que j’espère… D’autres personnes ne se relèvent jamais de la mort d’un proche. Jamais. C’est ainsi : les gens ne réagissent pas de façon identique à un événement apparemment identique. C’est un peu ça aussi, La diversité du monde.
Il y a plus de vingt ans que mon père est mort et, depuis lors, je ne cesse de penser à lui, et c’est au quotidien que je le fais. Je me dis qu’il aurait tel âge s’il avait vécu plus longtemps, qu’il aurait été fier de moi s’il avait su que j’écrirais des romans un jour et ainsi de suite. La date de son décès m’est d’ailleurs utile dans la confection de nombreux mots de passe pour accéder à des comptes en ligne. Bref, tout mort qu’il est, mon père s’avère toujours vivant dans mon esprit. Mais puisqu’il n’a rien laissé de marquant (une œuvre, une réalisation quelconque), il finira par mourir une seconde fois… Quand moi-même je mourrai, ainsi que mes frères et ma sœur, il n’y aura alors plus personne pour penser à lui. C’est ce que j’appelle la seconde mort, et celle-ci est beaucoup plus définitive que la première, si je peux m’exprimer ainsi.
Dans Fahrenheit 451, publié en 1951, Ray Bradbury écrit :
Chacun doit laisser quelque chose derrière soi à sa mort, disait mon grand-père. Un enfant, un livre, un tableau, une maison, un mur que l’on a construit ou une paire de chaussures que l’on s’est fabriquée. Ou un jardin que l’on a aménagé. Quelque chose que la main a touché d’une façon ou d’une autre pour que l’âme ait un endroit où aller après la mort ; comme ça, quand les gens regardent l’arbre ou la fleur que vous avez plantés, vous êtes là. Peu importe ce que tu fais, disait-il, tant que tu changes une chose en une autre, différente de ce qu’elle était avant que tu la touches, une chose qui te ressemble une fois que tu en as fini avec elle.
La créativité, source de vie, ne se résume pas à l’activité littéraire. Elle est à la portée de tous et peut prendre des formes très simples. Et elle est en mesure de retarder notre seconde mort.