Céline, ce pays perdu
Daniel Ducharme | Fiction | 2014-11-15
Une fois assise sur ce vieux banc du bord de l’eau, cet espace contigu au presbytère de l’église Saint-Enfant-Jésus où nous avions coutume de nous retrouver, le 15 septembre de chaque année se terminant par le nombre 7 – une fois tous les dix ans, donc –, Céline me dit :
« Tu as beaucoup voyagé…
– Non, Céline, je n’ai pas voyagé : j’ai vécu ailleurs, c’est tout. C’est très différent, tu sais, comme perspective, de vivre ailleurs. Quand tu voyages, tu ne quittes pas ton pays pour un autre, car tu sais que tu y reviendras dans deux ou trois semaines, alors que, quand tu vis ailleurs, cet ailleurs devient ton ici, c’est-à-dire ton pays, distinct du pays originel que tu laisses derrière toi, sans savoir quand tu y retourneras. Et quand tu y reviens, pour des vacances ou pour voir la famille, tu te rends rapidement compte que ce pays qui t’a vu naître, ce pays où tu as connu tes premières amours, ce pays-là, en somme, ce n’est plus ton pays et, au bout de deux semaines, parfois moins, tu as hâte de rentrer chez toi, dans ta maison, celle de ton pays d’adoption.
– … que tu as dû quitter aussi, non ?
– Oui, en effet. À trois reprises puisque j’ai vécu dans trois pays pendant plus de dix années. Donc, trois fois, j’ai dû quitter mon pays pour m’installer dans un autre. Trois fois, j’ai dû m’investir, apprendre une langue, un code psycholinguistique, me familiariser avec une administration publique, etc. Et trois fois j’ai dû plier bagage, m’arracher à mes habitudes, quitter des amis que je ne reverrai plus jamais, ou alors qu’à de très rares occasions. Bref, trois pays, trois déchirures.
– Et quatre, car tu dois compter le Québec.
– Oui, c’est vrai, le Québec, ce pays qui n’en est pas un et qui, surtout, a tellement changé depuis ma jeunesse.
– Nous aussi, Gaby, nous avons changé... Nous sommes loin de ressembler aux jeunes amis qui prenaient le thé dans la chambre à lucarne de ma maisonnette de la rue Notre-Dame.
– Oui, je le sais bien, Céline. »
Pendant qu’elle me parlait du temps passé, évoquant des souvenirs communs, je regardais son visage où pointaient ici et là quelques rides, visage partiellement voilés par ses cheveux devenus gris qu’illuminaient ses yeux couleur d’écorce, ses yeux qui étaient toujours aussi beaux, bien que tristes, si tristes… Je la regardais me regarder, donc, en me disant, pour moi-même :
« Céline est un pays que j’ai perdu. »